Baudelaire se donne pour objet l’examen d’un genre littéraire et artistique : la caricature.
Son point de départ réflexif est une maxime qu’il attribue à un « sage » : Le Sage ne rit qu’en tremblant.
1. Le rire « satanique ».
Baudelaire pointe alors un premier aspect de « l’essence » du rire (« essence » : du latin « esse » (être) = ce qu’est quelque chose) : le Sage (il évoque la figure de Jésus, le Verbe incarné) :
« Le rire vient de l’idée de sa propre supériorité. »
C’est le rire moqueur où le rieur se rit d’autrui, l’infériorise. Ce rire est une forme d’orgueil et Baudelaire le qualifie de satanique. Il se marque d’ailleurs par une déformation du visage, un « rictus qui court jusqu’aux oreilles. »
2. Le « comique absolu »
Dans la suite du texte, Baudelaire distingue le rire de la joie qui, contrairement au rire, « existe par elle-même. ». Il évoque alors une autre forme de rire qu’il rapproche d’une forme de sourire : le rire des enfants.
« Le rire des enfants est comme un épanouissement de fleur. C’est la joie de recevoir, la joie de respirer, la joie de s’ouvrir, la joie de contempler, de vivre, de grandir. C’est une joie de plante. Aussi, généralement, est-ce plutôt le sourire, quelque chose d’analogue au balancement de queue des chiens ou au ronron des chats. »
Et pour finir, il aborde le « comique absolu » qu’il associe au grotesque :
« Il y a un cas où la question est plus compliquée. C’est le rire de l’homme, mais rire vrai, rire violent, à l’aspect d’objets qui ne sont pas un signe de faiblesse ou de malheur chez ses semblables. Il est facile de deviner que je veux parler du rire causé par le grotesque. Les créations fabuleuses, les êtres dont la raison, la légitimation ne peut pas être tirée du code du sens commun, excitent souvent en nous une hilarité folle, excessive, et qui se traduit en des déchirements et des pâmoisons interminables. »
L’idée que développe alors Baudelaire est moins simple à suivre et à comprendre. Il semble que dans cette forme grotesque de « rire », l’homme découvre une forme de souveraineté par rapport à la vie elle-même, par rapport au monde, à une existence qu’il ne subit plus, mais domine :
« Or, l’orgueil humain, qui prend toujours le dessus, et qui est la cause naturelle du rire dans le cas du comique, devient aussi cause naturelle du rire dans le cas du grotesque, qui est une création mêlée d’une certaine faculté imitatrice d’éléments préexistants dans la nature. Je veux dire que dans ce cas-là le rire est l’expression de l’idée de supériorité, non plus de l’homme sur l’homme, mais de l’homme sur la nature. (…) c’est que le rire causé par le grotesque a en soi quelque chose de profond, d’axiomatique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de la vie innocente et de la joie absolue. »
Ce niveau de comique « absolu » semble bien relever, pour Baudelaire, de l’art, en tout cas de personnalité d’exception :
« L’essence très-relevée du comique absolu en fait l’apanage des artistes supérieurs qui ont en eux la réceptibilité suffisante de toute idée absolue. »
Baudelaire évoque quelques auteurs français qui, selon lui, ont atteint ce niveau de comique : Rabelais, Molière dans Le malade imaginaire ou Le Bourgeois gentilhomme. Il évoque aussi une pantomime anglaise :
« D’abord, le Pierrot n’était pas ce personnage pâle comme la lune, mystérieux comme le silence, souple et muet comme le serpent, droit et long comme une potence, cet homme artificiel, mû par des ressorts singuliers, auquel nous avait accoutumés le regrettable Debureau. Le Pierrot anglais arrivait comme la tempête, tombait comme un ballot, et quand il riait, son rire faisait trembler la salle ; ce rire ressemblait à un joyeux tonnerre. C’était un homme court et gros, ayant augmenté sa prestance par un costume chargé de rubans, qui faisaient autour de sa jubilante personne l’office des plumes et du duvet autour des oiseaux, ou de la fourrure autour des angoras. Par-dessus la farine de son visage, il avait collé crûment, sans gradation, sans transition, deux énormes plaques de rouge pur. La bouche était agrandie par une prolongation simulée des lèvres au moyen de deux bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait l’air de courir jusqu’aux oreilles.
(…) Et toutes choses s’exprimaient ainsi dans cette singulière pièce, avec emportement ; c’était le vertige de l’hyperbole.
Pierrot passe devant une femme qui lave le carreau de sa porte : après lui avoir dévalisé les poches, il veut faire passer dans les siennes l’éponge, le balai, le baquet et l’eau elle-même. — Quant à la manière dont il essayait de lui exprimer son amour, chacun peut se le figurer par les souvenirs qu’il a gardés de la contemplation des mœurs phanérogamiques des singes, dans la célèbre cage du Jardin-des-Plantes. Il faut ajouter que le rôle de la femme était rempli par un homme très-long et très-maigre, dont la pudeur violée jetait les hauts cris. C’était vraiment une ivresse de rire, quelque chose de terrible et d’irrésistible.
(…) Aussitôt le vertige est entré, le vertige circule dans l’air ; on respire le vertige ; c’est le vertige qui remplit les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule.
Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comique absolu ; il s’est emparé de chaque être. Léandre, Pierrot, Cassandre, font des gestes extraordinaires, qui démontrent clairement qu’ils se sentent introduits de force dans une existence nouvelle. Ils n’en ont pas l’air fâché. Ils s’exercent aux grands désastres et à la destinée tumultueuse qui les attend, comme quelqu’un qui crache dans ses mains et les frotte l’une contre l’autre avant de faire une action d’éclat. Ils font le moulinet avec leurs bras, ils ressemblent à des moulins à vent tourmentés par la tempête. C’est sans doute pour assouplir leurs jointures, ils en auront besoin. Tout cela s’opère avec de gros éclats de rire, pleins d’un vaste contentement ; puis ils sautent les uns par-dessus les autres, et leur agilité et leur aptitude étant bien dûment constatées, suit un éblouissant bouquet de coups de pied, de coups de poing et de soufflets qui font le tapage et la lumière d’une artillerie ; mais tout cela est sans rancune. Tous leurs gestes, tous leurs cris, toutes leurs mines disent : La fée l’a voulu, la destinée nous précipite, je ne m’en afflige pas ; allons ! courons ! élançons-nous ! Et ils s’élancent à travers l’œuvre fantastique, qui, à proprement parler, ne commence que là, c’est-à-dire sur la frontière du merveilleux.
Harlequin et Colombine, à la faveur de ce délire, se sont enfuis en dansant, et d’un pied léger ils vont courir les aventures. »
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