Quelques mots latins :
- Quiproquo : Erreur qui consiste à prendre une personne, une chose pour une autre ; malentendu qui en résulte. Ce peut être comique, mais ça dépend pour qui. Dans cette pièce, ceux qui se réjouissent (au début) sont Orgon, Mario et Arlequin (Arlequin = la joie de vivre, joie de vivre volontiers malicieuse, un « clown »). Pour Sylvia et Dorante, le quiproquo provoque de l’inquiétude, de la tristesse, de la gêne… Lisette est embêtée, mais seulement au début.
- QQOQCCP (pour « Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? »)
« Quis, Quid, Ubi, Quibus auxiliis, Cur, Quomodo, Quando »)
« Who, What, Where, When, Why? » (+ How)
= méthode d’investigation, de réflexion dans le but d’observer et de comprendre
(= méthode heuristique : Aristote en est à l’origine)
« heuristique » : qui concerne les méthodes à utiliser pour trouver quelque chose – du grec euriskô, je trouve (tout le monde connaît le fameux eureka, « j’ai trouvé », d’Archimède).
Une distinction importante : les six premières questions permettent des observations factuelles alors que la question du « POURQUOI » est une question qui va donner lieu à des propositions d’interprétations. Propositions d’interprétations qui vont-elles-mêmes amener le chercheur à approfondir par de nouveaux « Mais pourquoi »…
Important de ne jamais séparer les interprétations des observations ! sinon le texte sert de prétexte à des élucubrations sans rapport avec lui.
La science de l’interprétation est l’herméneutique, du dieu grec Hermès, le passeur, le messager, qui permet de « passer » à un autre plan que la simple observation, à un plan de réflexion sur le sens.
Examen des Actes I et II à l’aide de la méthode kukuôkuçéçépé
L’acte I a pour fonction essentielle de poser les éléments principaux de la pièce.
- Les personnages principaux (Arlequin n’y apparaît pas, sauf à la toute fin) ;
- Le ressort de l’intrigue : le double échange des rôles de maître et de valet ;
- Le point de départ de l’aventure principale : la première rencontre entre Silvia et Dorante les place rapidement dans une situation difficile, voire impossible vu le quiproquo : ils se plaisent immédiatement, quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas les rapproche ;
- Le « style » propre (pléonasme) de Marivaux qui frappera. Marivaux donnera son nom à une forme particulière, subtile et recherchée, de langage amoureux et de manœuvres galantes : le marivaudage. Ce « marivaudage » apparaît typiquement dès le premier dialogue, déjà galant, entre Dorante et Silvia.
Dans l’acte I est également posé le « caractère », la « personnalité » des personnages :
- Le personnage principal (et cela se confirmera dans les Actes II et III) est Silvia. Son caractère est complexe : Lisette lui reproche une forme d’orgueil, de goût pour l’originalité, mais Silvia apparaît d’abord comme une jeune fille inquiète face à une perspective de mariage qui n’est pas synonyme de bonheur pour les femmes de sa condition sociale. À noter la modernité de son positionnement « féministe ».
- Lisette, comme souvent dans les comédies classiques, est une servante, réaliste et terre à terre, qui n’a pas froid aux yeux et sait tenir la dragée haute à ses maîtres.
- Orgon est un père bien différent des pères de Molière. La bonté est son trait essentiel (« dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez »). Conformément à son rang de patriarche (le pouvoir « archè » est réservé au père « pater »), il reste toutefois un père qui domine et contrôle la situation. Nous restons dans une société patriarcale !
- Mario est un personnage plus en retrait, mais il apporte le grain de sel d’un frère facétieux et ingénieux (il semble savoir que le désir est mimétique, et fait semblant de courtiser sa sœur pour provoquer le désir amoureux chez Dorante). Le voyez-vous comme un grand frère ou un petit frère ? Les deux options de mise en scène sont possibles.
L’acte II distribue de façon plus équilibrée les personnages :
- d’une part se noue l’intrigue entre Lisette et Arlequin (qui incarne et la joie de vivre et l’esprit de parodie quand il ridiculise, en l’outrant, en l’exagérant, le langage précieux de la galanterie) ;
- d’autre part progresse l’intrigue amoureuse entre Dorante et Silvia sous forme d’une sorte de « torture » psychologique à cause du caractère impossible de leur énamourement réciproque. Silvia, surtout, est dans une situation impossible : une jeune fille noble, patriarcat oblige, ne peut se lier amoureusement et sexuellement, à un domestique contrairement à un noble qui peut nouer de telles relations (même si le mariage est inenvisageable sauf déchoir de son rang et perdre tout ce à quoi il donne droit) ;
- À suivre : le combat intérieur de Silvia contre elle-même, contre le désir amoureux qui surgit en elle et qu’elle ne se résout pas à voir en face tant il est pour elle douloureux. Une expression littéraire pour cela : les affres (de l’amour) – « affres » = angoisse très forte ;
- Orgon se montre de plus en plus gentiment malicieux… ainsi que Mario.
Le climax de l’acte II est l’avant-dernière scène quand Dorante révèle son identité et que Silvia cache la sienne. Ensuite la tension retombe dans un court dialogue entre Silvia et Mario où celle-ci invite bizarrement Mario à faire semblant de la courtiser (ou plutôt à continuer à le faire puisqu’aux yeux de Silvia, qui croit révéler quelque chose à Mario, celui-ci le faisait par « badinerie » envers sa sœur).
« Climax » : point extrême d’intensité, peu avant la fin, vers lequel progresse une histoire (ici une partie d’histoire) avant de rapidement se résorber.
Quelle sera le climax de l’acte III (et vu son importance, ce sera le climax de la pièce) ?
Réfléchissons à un « Mais Pourquoi ? »…
Mais pourquoi Sylvia ne révèle-t-elle pas son identité à Dorante quand celui-ci lui révèle la sienne à la fin de l’Acte II ? Puisqu’elle est déjà amoureuse de lui et que c’est visiblement un jeune homme très bien sous tous rapports ?…
Évidemment, cela signifierait que la pièce s’achève là (sauf rebondissement à imaginer)… et – première hypothèse d’interprétation – le fait que Silvia « continue le jeu » donne du piment à la pièce, permet d’en faire une pièce remarquable.
Mais si l’on cherchait du côté d’une explication morale, du côté de la personnalité de Silvia, que proposerions-nous comme explication possible et plausible ?
Plus troublant encore pour ceux qui chercheront une interprétation de son comportement qui soit à l’honneur de Silvia : Mais pourquoi demande-t-elle à son frère de faire semblant de la désirer pour ainsi susciter sinon la jalousie de Dorante, du moins l’augmentation artificielle de son désir amoureux, de son énamourement ?
Silvia est-elle une manipulatrice ? où est-elle simplement la jeune fille qui nous est apparue dès la première scène : inquiète, confrontée à une société patriarcale dans laquelle le mariage n’est pas nécessairement un bonheur pour les femmes ? une jeune fille qui veut se rassurer et mettre toutes les chances de son côté en mettant à l’épreuve Dorante pour qu’il lui prouve son amour ?
Mais si nous penchons pour la seconde interprétation, pourquoi demander à son frère de jouer un jeu à la limite sinon d’une forme de perversité du moins d’une forme de calcul peu à l’honneur de la jeune fille ? De plus, à vouloir artificiellement augmenter la passion de Dorante pour elle, elle risque de douter de sa spontanéité… donc d’accentuer son inquiétude…
Que de questions herméneutiques à creuser (d’abord en étant attentif à la suite et au dénouement de la pièce) !…
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