Tzvetan Todorov distingue de la façon suivante les sous-genres narratifs du fantastique, de l’étrange et du merveilleux :
« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement.
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »
Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov
Le point commun de ces trois types de récits : y survient quelque chose de surnaturel ou d’apparemment surnaturel.
Ce qui va les distinguer est la manière dont le lecteur va éventuellement trancher la question :
- soit le phénomène est au final expliqué par un phénomène naturel et alors le récit relève de l’étrange ;
- soit le phénomène est bien surnaturel (le « monde » du récit n’appartient pas à notre monde « naturel ») et alors le récit relève du merveilleux.
Un troisième cas de figure est possible : le lecteur reste hésitant, il ne parvient pas à trancher. Alors le récit relève du fantastique, selon Todorov.
À noter l’existence d’un quatrième cas de figure que n’évoque pas ici Todorov : le récit allégorique ou symbolique. Dans une fable, par exemple, les animaux parlent (ce qui ne correspond pas à notre monde naturel) et pourtant le lecteur n’en est pas troublé. Il sait que ces animaux « symbolisent », en réalité, des attitudes morales humaines, qu’ils sont des « allégories », des représentations d’une idée abstraite, d’une notion morale.
À noter également que l’on peut distinguer deux types de récits merveilleux :
- le mythe religieux ne se présente pas comme un récit de fiction : les dieux et phénomènes surnaturels sont présentés comme ayant réellement existé dans un passé immémorial, quand les dieux, les êtres prodigieux et les humains pouvaient cohabiter (ou encore : les mythes évoquent un monde actuel, mais parallèle, inaccessible à ceux qui vivent dans le « monde naturel »).
- les récits de fiction merveilleux, en revanche, se présentent clairement comme relevant de l’imaginaire, de l’invention (les contes de fées par exemple, ou les récits d’horreur).
Application : Le Miroir Déformant d’Anton Tchekhov relève-t-il de l’étrange ? du merveilleux ? du fantastique ?
Trois bonnes réponses sont possibles. Tout dépend de l’interprétation du lecteur. Le tout est de se baser et sur des éléments précis du texte, et sur une compréhension exacte des trois concepts définis par Todorov :
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- Ce récit peut relever, aux yeux d’un lecteur, de l’étrange. En effet, le narrateur nous donne une explication naturelle du phénomène apparent de « possession » : le miroir est simplement déformant et il arrive que, par hasard, il rende très beaux les laids. L’aliénation des deux femmes s’expliquerait par la psychologie ordinaire : une forme extrême d’addiction. Le diable n’intervient en rien dans cette histoire.
- Il peut néanmoins relever, aux yeux d’un autre lecteur, du merveilleux. Il en effet naturellement inexplicable que le narrateur, pourtant très rationnel, soit, lui aussi, « captivé », « possédé », par le miroir. Il faut donc conclure que le miroir est réellement ensorcelé, que le diable existe bel et bien dans le monde de ce récit.
- Si le lecteur, mal à l’aise, ne parvient pas à se décider entre la première réponse et la seconde réponse, il considérera que le récit relève du fantastique.
Une incohérence surprenante :
Comment se fait-il que, « possédé » à la fin de l’histoire, par le miroir, le narrateur soit néanmoins capable de nous raconter tout cela ? Cela semble incohérent : totalement captif de l’image de sa femme dans le miroir, il ne devrait plus s’en détacher… et donc il devrait être incapable de nous raconter cette histoire…
Faut-il conclure à une incohérence narrative ? à un défaut du texte que l’auteur n’aurait pas repéré ?
Une autre explication est possible. Généralement nous sommes convaincus que le narrateur nous dit nécessairement la vérité (sinon un pacte fondamental entre narrateur et lecteur est brisé : la confiance serait impossible). Mais est-ce toujours le cas ? N’arrive-t-il pas, dans certains récits, que le narrateur mente et qu’un ou plusieurs éléments du récit le signalent (par exemple l’apparente incohérence ici relevée).
Dès lors, la lecture suivante vient à l’esprit : et si le narrateur (facétieux) nous mentait quand il évoque le fait que lui aussi a été « capté », « possédé » par le miroir déformant ? Et s’il « jouait avec nos pieds » pour nous déstabiliser comme il a quelque peu joué avec ceux de sa femme au début de l’histoire en évoquant cette légende familiale du miroir diabolique…
Le lecteur qui ferait cette lecture verrait là un argument supplémentaire pour considérer ce récit comme étrange.