Quand même la liberté intérieure est mise à mal : quelques chansons de Stromae, de Jacques Brel

Parfois la liberté intérieure (liberté de penser ce que l’on veut, de réfléchir librement) est tout ce qu’il reste comme liberté personnelle. Songeons au détenu politique : emprisonné pour les idées qu’il a exprimées, interdit d’expression, parfois contraint d’exprimer des idées contraires à ce qu’il pense dans de pseudos confessions publiques. Il lui reste tout de même la possibilité, intérieurement, de continuer à rester fidèle à ce qu’il a décidé librement de penser et de patienter avant, peut-être d’avoir la possibilité de se réexprimer, d’agir extérieurement conformément à ce qu’il désire et pense intérieurement.

Mais il est des situations psychiques où même la liberté intérieure est fortement entravée, voire semble disparaître : la dépression, la maladie mentale (psychose, trouble bipolaire), les états extrêmes d’angoisse, certaines phobies.

Elles peuvent mener au pire : le suicide, des mises en danger mortelles.

Stromae, qui a fait le buzz sur TF1, évoque cet enfermement dans son dernier titre  : Enfer.

J’suis pas tout seul à être tout seul
Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête
Et si j’comptais, combien on est
Beaucoup

Tout ce à quoi j’ai d’jà pensé
Dire que plein d’autres y ont d’jà pensé
Mais malgré tout je m’sens tout seul

Du coup

J’ai parfois eu des pensées suicidaires
Et j’en suis peu fier
On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire
Ces pensées qui nous font vivre un enfer
Ces pensées qui me font vivre un enfer

Est-c’qu’y a que moi qui ai la télé
Et la chaîne culpabilité ?
Mais faut bien s’changer les idées
Pas trop quand même
Sinon ça r’part vite dans la tête
Et c’est trop tard pour qu’ça s’arrête
C’est là qu’j’aimerais tout oublier

Du coup

J’ai parfois eu des pensées suicidaires
Et j’en suis peu fier
On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire
Ces pensées qui me font vivre un enfer
Ces pensées qui me font vivre un enfer

Tu sais j’ai mûrement réfléchi
Et je sais vraiment pas quoi faire de toi
Justement, réfléchir
C’est bien l’problème avec toi
Tu sais j’ai mûrement réfléchi
Et je sais vraiment pas quoi faire de toi
Justement, réfléchir
C’est bien l’problème avec toi

La première phrase de la chanson donne à réfléchir.

J’suis pas tout seul à être tout seul
Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête

Elle exprime déjà une forme d’échappée hors de l’état de solitude intérieure totale de la dépression par la prise de conscience que d’autres vivent la même expérience. Elle rend alors possible ce que va réaliser la chanson : expression universelle de cette terrible expérience existentielle, cette « déréliction » que le TLF définit comme une « solitude morale, en particulier par rapport à Dieu », du latin « derelicto », « abandon ».

Les auteurs chrétiens emploie ce terme de déréliction au sujet du cri d’abandon de Jésus sur la croix : « Eli, Eli, lama sabactani », « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Évangile selon Saint Matthieu, ch 27, verset 46 – reprise du premier verset du Psaume 22)

En écho à ce premier vers de la chanson, cette phrase d’Henri de Lubac, théologien catholique : « Toute souffrance est unique. Toute souffrance est commune. Me dire la première phrase quand je vois souffrir. Me dire la deuxième quand je souffre. » Quand je vois quelqu’un souffrir, qui suis-je pour lui dire qu’il n’est pas le seul à souffrir ainsi ? Je ne suis pas à sa place. Mais si de l’intérieur de la souffrance, de la désolation, naît, comme dans la chanson de Stromae, la prise de conscience que d’autres vivent cet état de désolation et d’abandon, alors ce peut être consolant que se dire «que je ne suis pas tout seul à être tout seul».

La chanson ensuite ne ment pas sur l’état existentiel qu’elle représente. Pas d’échappatoire. Pas d’issue. Même « réfléchir » semble ne mener à rien puisque ce qui serait bien, c’est justement de ne plus réfléchir, de ne plus avoir la tête remplie de ces pensées terribles (il y a tout de même une exception : la première pensée exprimée dans la chanson, pensée consolante, est bien le fruit d’une forme de réflexion) :

Et je sais vraiment pas quoi faire de toi
Justement, réfléchir
C’est bien l’problème avec toi
Tu sais j’ai mûrement réfléchi
Et je sais vraiment pas quoi faire de toi
Justement, réfléchir
C’est bien l’problème avec toi


Stromae est souvent comparé à Jacques Brel. Ce sont deux « performers ». Comme Brel, Stromae utilise des moyens audiovisuels finalement fort « simples » en utilisant une exceptionnelle capacité d’interprétation, d’incarnation, du sujet de la chanson, de son émotion.

Le clip de L’Enfer est très économe de moyens visuels : un zoom et une forme de boucle où l’on retrouve dans la pupille l’image finale, un fond trouble, un socle sur lequel est assis le chanteur puis tourne le chanteur invisiblement lié, et l’exceptionnel jeu d’acteur du chanteur.

Dans le célèbre « Ne me quitte pas« , Brel évoque un autre enfermement intérieur, une autre dépendance qui réduit la marge de liberté : la dépendance amoureuse.
Le cadrage sur le seul visage du chanteur a peut-être inspiré le cadrage assez serré de la séquence du 20 h de TF1 où Stromae a présenté pour la première fois son titre L’Enfer.

Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s’oublier
Qui s’enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
À savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
À coups de pourquoi
Le cœur du bonheur

 

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

 

Moi, je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu’après ma mort
Pour couvrir ton corps
D’or et de lumière
Je ferai un domaine
Où l’amour sera roi
Où l’amour sera loi
Où tu seras reine

 

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

 

Je t’inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s’embraser
Je te raconterai
L’histoire de ce roi
Mort de n’avoir pas
Pu te rencontrer

 

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

 

On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l’ancien volcan
Qu’on croyait trop vieux
Il est, paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu’un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu’un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas ?

 

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Ne me quitte pas

 

Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
À te regarder
Danser et sourire
Et à t’écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L’ombre de ton ombre
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien
Mais

 

Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas


Un autre enfermement intérieur représenté par Stromae, voici sept ans : celui de l’autodépréciation auquel s’ajoute l’enfermement dans l’alcool. Comme dans Ne me quitte pas de Brel, dans un contexte de dépendance amoureuse et de rupture  :

 

Formidable, formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables
Formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables

 

Oh bébé, oups ! Mademoiselle
Je vais pas vous draguer, promis juré
Je suis célibataire, depuis hier putain !
Je peux pas faire d’enfant et bon c’est pas ! Eh reviens !
Cinq minutes quoi ! Je t’ai pas insulté
Je suis poli, courtois, et un peu fort bourré
Et pour les mecs comme moi
Vous avez autre chose à faire hein
Vous m’auriez vu hier

J’étais

Formidable, formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables
Formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables

 

Eh tu t’es regardé, tu te crois beau
Parce que tu t’es marié, mais c’est qu’un anneau
Mec, t’n’emballes pas,
Elle va te larguer comme elles le font chaque fois
Et puis l’autre fille, tu lui en as parlé ?
Si tu veux je lui dis, comme ça c’est réglé
Et au petit aussi, enfin si vous en avez
Attends 3 ans, 7 ans et là vous verrez

Si c’est

Formidable, formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables
Formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables

 

Et petite, oh pardon ! Petit
Tu sais dans la vie y’a ni méchant ni gentil
Si maman est chiante
C’est qu’elle a peur d’être mamie
Si papa trompe maman
C’est parce que maman vieillit, tiens
Pourquoi t’es tout rouge ? Ben reviens gamin !
Et qu’est-ce que vous avez tous
À me regarder comme un singe, vous ?
Ah oui vous êtes saints, vous !
Bande de macaques !
Donnez-moi un bébé singe, il sera

 

Formidable, formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables
Formidable
Tu étais formidable, j’étais fort minable
Nous étions formidables


Le premier succès de Stromae, Alors on danse, évoque aussi une forme de situation d’enfermement où « pire que ça ce serait la mort » : l’enfermement dans une vie corporelle où rien ne va, loin du ciel : « mais c’est ton corps, c’est pas le ciel« . Stromae se rapproche là de la pensée des auteurs « gnostiques », voici deux mille ans : ils voyaient la vie comme la chute de « l’âme », parcelle divine,  dans la matière où elle était enfermée, dominée par les puissances mauvaises. Seules la démarche spirituelle et la mort pouvant  libérer l’âme et lui permettre de réintégrer le monde du divin. « Alors on danse. »

Alors on
Alors on
Alors on

 

Qui dit étude dit travail
Qui dit taf te dit les thunes
Qui dit argent dit dépenses
Qui dit crédit dit créance
Qui dit dette te dit huissier
Et lui dit assis dans la merde
Qui dit Amour dit les gosses
Dit toujours et dit divorce
Qui dit proches te dit deuils
Car les problèmes ne viennent pas seuls
Qui dit crise te dit monde
Dit famine, dit tiers-monde
Qui dit fatigue dit réveil
Encore sourd de la veille
Alors on sort pour oublier tous les problèmes

 

Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse

 

Et là tu te dis que c’est fini car pire que ça ce serait la mort
Quand tu crois enfin que tu t’en sors, quand y en a plus et ben y en a encore
Est-ce la zik ou les problèmes ?
Les problèmes ou bien la musique
Ça te prend les tripes, ça te prend la tête
Et puis tu pries pour que ça s’arrête
Mais c’est ton corps, c’est pas le ciel
Alors tu te bouches plus les oreilles
Et là tu cries encore plus fort
Et ça persiste
Alors on chante

La-la-la-la-la-la
La-la-la-la-la-la
Alors on chante
La-la-la-la-la-la
La-la-la-la-la-la

Alors on chante
Alors on chante
Et puis seulement quand c’est fini

Alors on danse

Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse
Alors on danse

 

Et ben y en a encore
Et ben y en a encore
Et ben y en a encore
Et ben y en a encore
Et ben y en a encore


Il y-a-t-il une issue ?

Que reste-t-il alors de la liberté ? de la créativité ? de la possibilité pour l’être humain de faire quelque chose de sa vie ?

Dans « Enfer» de Stromae, pas grand-chose. Peut-être simplement la patience qui se résume à choisir de subir (pathein, en grec, pati, en latin, signifie « subir », souffrir ») la situation de souffrance tant qu’elle durera. Sans même attendre quelque chose de précis.

Mais il faut noter que l’œuvre d’art qu’est la chanson et son interprétation est création, et donc une forme libération de l’état d’enfermement intérieur qu’elle représente. Notamment par la prise de distance que le « patient » peut trouver durant la création de la chanson et l’interprétation qui devient, peut-être pour peu de temps, un jeu.

Perspectives


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