La notion philosophique et sociologique d’aliénation est devenue centrale dans l’époque contemporaine.
Ce mot vient du mot latin « alienus » qui signifie « autre », « étranger à soi-même » : vivre une situation d’aliénation, c’est se voir dépossédé de la maîtrise de soi-même, de la conduite de sa vie. Dès lors, il n’est plus possible de vivre sa vie pour y être soi-même ou y devenir de plus en plus soi-même.
Dans une existence aliénée, l’individu ne se voit plus comme une personne dotée d’une identité reconnue. Il est un autre que lui.
Beaucoup des réflexions d’élèves exprimées à propos de Pierrot le fou, le film de Jean-Luc Godard, tournent autour de cette expérience de l’aliénation vécue par Ferdinand, aliénation à laquelle il tente d’échapper pour finalement découvrir que, quels que soient la relation amoureuse et le mode de vie choisi, l’individu retombe dans une situation aliénante :
- Enfermé dans un milieu social huppé, mais vain et superficiel (les conversations y sont réglées par le discours publicitaire de la société de consommation en plein essor au milieu des années 60), Ferdinand s’ennuie, perd le sens de sa vie.
- Enfermé dans un mariage où comptent les convenances, Ferdinand rejette et sa femme et le milieu social de celle-ci (scène du gâteau de cérémonie jeté à sa face).
- La rupture « romantique » n’apporte pourtant aucune issue : le retour à la nature provoque l’ennui de Marianne et le nouvel amour de Ferdinand se détourne bien vite de lui.
- Au final, n’est-ce pas l’existence elle-même qui est aliénante ? Et donc également l’auteur de l’existence, Dieu ? « Dieu, celui-là aussi, je lui dis non », murmure, boudeur, Ferdinand.
- Un bref moment de reprise en main conclut le film quand, après avoir allumé la mèche des bâtons de dynamite, Ferdinand se dit « Après tout, je suis idiot, merde, merde »… mais de façon dérisoire et absurde, le processus qu’il a lui-même enclenché va au bout et le détruit. Il ne parvient pas à éteindre la mèche… Héautontimorouménos (bourreau de soi-même) pour reprendre le titre d’un des poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire (le texte du poème – le texte en version audio).
- Ne reste au final qu’un cliché romantique que l’on a du mal à prendre au sérieux, une sorte de simulacre de survie amoureuse… quand, à la fin du dernier plan du film, le ciel et la mer fusionnent pendant que les amants se retrouvent dans l’éternité et récitent en duo le poème de Rimbaud, L’Éternité.
Pourquoi l’homme contemporain est-il tant marqué par ce concept d’aliénation ?
Une hypothèse nous renvoie à l’événement historique majeur que fut la Révolution Française. Suite au Siècle des Lumières, il avait été cru et espéré que l’être humain, en s’affranchissant de la domination de l’Ancien Régime et de la Religion, en s’appuyant sur la force de sa rationalité, puisse enfin se trouver lui-même et se construire lui-même librement. Néanmoins tant le 19e siècle que le 20e, puis le 21e siècle, devaient décevoir cette foi, cet espoir.
Quelques penseurs et philosophes de l’aliénation :
- Le philosophe allemand Hegel l’articule à la dialectique du Maître et de l’Esclave où le maître n’est pas moins tenu par l’Esclave que l’Esclave n’est tenu par le Maître. En effet, une double peur aliène le Maître et l’Esclave : l’Esclave a peur de mourir s’il se rebelle et donc ne se rebelle pas, mais le Maître a peur que l’Esclave n’ait plus peur, et donc est esclave de la peur de l’Esclave…
- Le philosophe allemand Marx considère l’aliénation du prolétariat sous l’angle économique de l’exploitation de l’homme par l’homme, du prolétariat par le Capital. Voir, par exemple, le Catéchisme du peuple d’Alfred Defuisseaux, un socialiste hennuyer qui a donné son nom à des rues du Hainaut.
- Pour Marx, la religion chrétienne est aliénante : elle est un opium, une drogue, qui endort le peuple dans sa soumission au Capital qui les exploite. Par exemple en faisant miroiter au peuple un paradis à venir pour le consoler des misères actuelles et empêcher le peuple de se révolter. « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. »
- Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe développe également une philosophie de l’aliénation et de l’absurde
- Voici près de deux mille ans, la pensée gnostique, fort inspirée de la vision du monde tragique de l’antiquité grecque, avait déjà développé une « théologie de l’aliénation ». Dieu étant trop parfait pour penser à autre chose que sa propre perfection (idée néoplatonicienne), Il n’était pas considéré comme le créateur du Monde. Sans donc que Dieu le veuille, des « êtres » de moins en moins parfaits ont émané de Dieu comme à son insu… jusqu’à l’émanation d’un démiurge, plus démoniaque que divin, qui a produit notre monde matériel dégradé, soumis à la souffrance et à la mort. Seule l’âme des humains, encore divine, mérite d’échapper à ce monde dégradé. Elle doit alors prendre conscience de sa véritable origine divine (« gnose » signifie « connaissance »), puis remonter à Dieu, en échappant au réel, à la matière démoniaque, à l’aliénation d’être emprisonnée dans un corps (un peu comme dans Pierrot le Fou quand les âmes des amants se retrouvent dans l’éternité… film très « gnostique »).
- Voir aussi l’article consacré au tragique et, par opposition, à l’optimisme biblique.
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Ce que dit du mot aliénation le TLF (Trésor de la Langue Française) de ce concept et de ses variantes sociologiques, politiques ou philosophiques :
- PHILOS., SOCIOL. Privation de libertés, de droits humains essentiels éprouvée par une personne ou un groupe social sous la pression de facteurs permanents (Hegel) ou historiques (Marx) qui l’asservissent à la nature ou à une classe dominante. Aliénation économique, politique, religieuse:
14…. pour ce dernier [Hegel] tout lien humain a son origine dans la dialectique du maître et de l’esclave, dans cette lutte pour la vie et la mort qui ne cessera jamais, tandis que pour Marx l’aliénation a sa source dans une exploitation de l’homme par l’homme, qui ne tient pas à l’essence même de l’humanité et qui donc peut prendre fin.
J. LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, p. 23.
- [Selon Marx] l’aliénationreligieuse a la même origine que l’aliénation économique.On n’en finit avec la religion qu’en réalisant la liberté absolue de l’homme à l’égard de ses déterminations matérielles. La révolution s’identifie à l’athéisme et au règne de l’homme.
A. CAMUS, L’Homme révolté, 1951, p. 248. - [Selon Marx] l’aliénationfondamentale réside dans les rapports de production : la division du travail et l’appropriation individuelle des moyens collectifs de production provoquent une situation infra-humaine où l’homme est exploité par l’homme. Le produit de l’activité humaine est séparé de son producteur et accaparé par une minorité : la substance humaine est absorbée par les choses produites, au lieu de revenir à l’homme. Des formes abstraites, l’argent, la marchandise, le capital s’érigent en idoles, deviennent étrangères à l’homme et l’écrasent de leur puissance absorbante. (…)
L’aliénation politiqueest la projection de l’aliénation économique dans l’organisation de la société civile : l’État est l’instrument dont se sert la classe capitaliste pour assurer politiquement sa domination et son oppression sur la classe asservie.
L’aliénation religieuse est le reflet imaginaire dans les cerveaux humains des forces extérieures (d’abord de la nature, puis de la société) qui écrasent les hommes. C’est parce que l’existence sociale de l’homme est une existence malade que la conscience humaine élabore des rêves compensatoires qui anesthésient ses souffrances : la religion est ainsi l’opium du peuple.
BIROU 1966. - ext., lang. commune. Toute limitation ou tout conditionnement objectivement imposés à l’individu par le fonctionnement actuel de la société, et éprouvés comme une atteinte révoltante aux droits humains fondamentaux. L’aliénation de l’humanité soumise… aux mass-media, l’aliénation de la femme traitée comme objet(Pol. 1969)